CHARLES WYPLOSZ
The Graduate Institute, Geneva
Devons-nous regretter la récession qui n’aura pas lieu ?
16 novembre 2019
Les dernières prévisions économiques semblent indiquer que la récession globale tant redoutée n’aura finalement pas lieu. Après un moment de soulagement, je commence à le regretter. Peut-être que, après tout, une bonne récession serait une bonne chose. Bien sûr, une récession est toujours douloureuse. Beaucoup de gens perdent leur emploi, des entreprises font faillite, des revenus s’évaporent, des investissements productifs sont remis à plus tard et la chute des bourses fait disparaître des fortunes. Mais ce n’est pas toute l’histoire.
Une abondante littérature explique et documente les effets d’assainissement des récessions. C’est le moment où se révèlent les erreurs de gestion et où meurent les entreprises zombies. Des personnes coincées dans des emplois qui ne leur correspondent pas sont obligées de chercher ailleurs et sont ensuite contentes d’avoir dû le faire. Des actifs financiers surévalués retombent à des niveaux plus réalistes, ce qui clarifie la situation et permet d’envisager un future moins inquiétant. Des prêts qui n’auraient jamais pu être remboursés sont réajustés, d’une manière ou d’une autre, certes pas toujours facilement. Des anticipations irréalistes redescendent sur terre. Même si c’est pénible, l’assainissement de l’économie permet un redémarrage plus stable et durable. Alors que nous venons de vivre l’une des phases d’expansion les plus longues – même si la performance a été modeste – un tel assainissement ne serait pas entièrement nocif. Mais il y a plus, la période est spéciale sous bien des aspects.
Pour commencer, une récession aux États-Unis pourrait nous éviter quatre années supplémentaires de Trump à la Maison Blanche. Une remontée du chômage et une vague de faillites d’entreprises pourrait dissiper l’aura de magie de Trump auprès de ses supporteurs. Dans la mesure où cette récession serait une conséquence directe de la guerre commerciale qu’il a déclenchée tout seul, elle serait perçue comme un échec pour celui qui a dit répété qu’une guerre commerciale est facilement gagnable. Dissiper cette illusion vaut bien une récession. Plus généralement, Trump n’est pas le seul dirigeant à croire aux vertus des guerres commerciales. Son échec pourrait dissuader d’autres gouvernements de tenter l’aventure. Après tout, l’architecture mise en place après-guerre l’a été en réponse directe aux guerres commerciales qui ont puissamment contribué à ruiner le monde dans années 1930. Tous ceux qui ont pensé que le monde a changé sur cette question apprendraient une bien utile leçon, qui pourrait inspirer à nouveau deux ou trois générations.
Si l’Europe reste largement attachée à l’ouverture commerciale, nombreux sont les gouvernements qui sont convaincus que plus la dette est basse, mieux ça vaut. Ici encore, cette orthodoxie n’est pas nouvelle, elle a aussi produit des ravages dans les années 1930. Depuis, nous avons réalisé que tout jugement sur la taille et l’évolution de la dette publique doit être nuancé. Bien des dirigeants ne semblent pas avoir absorbé les connaissances acquises, la leçon doit être apprise. Il est bien sûr regrettable de devoir passer par les misères d’une récession pour que le message passe, mais c’est peut-être devenu nécessaire.
Vient ensuite la question des valeurs boursières. Nombreux sont les analystes financiers qui considèrent que les cours sont trop élevés. Le fait que la plupart des entreprises n’en profitent pas pour émettre des actions et financer ainsi des investissements productifs semble confirmer ce jugement. Certainement, le fait que les taux d’intérêt soient très bas, et semblent devoir le rester, implique que les cours, évalués sur cette base, soient bien plus élevés que par le passé. Même ainsi, il semble que les marchés, pour leur part, ne croient pas qu’une véritable récession soit probable. Après des années de hausse continue des cours boursiers, les investisseurs semblent être devenus excessivement optimistes, une situation fréquemment observée à l’approche de la fin d’une période d’expansion. Leur optimisme est en partie justifié par l’expérience depuis la grande crise financière de 2008. Les banques centrales ont déployé toute une panoplie de nouveaux instruments pour éviter une nouvelle Grande Dépression, ce qui a permis de stabiliser les marchés financiers dans une période particulièrement troublée. Les investisseurs sont souvent convaincus que les banques centrales vont pouvoir continuer à éviter toute violente secousse, même si elles sont de plus en plus à court de munitions. Le risque de baisse brutale des cours est sans doute sous-estimé, ce qui encourage la prise de risques.
Enfin, une nouvelle idée semble s’être largement propagée, selon laquelle nous sommes entrés dans une phase de stagnation séculaire, caractérisée par une croissance faible et des taux d’intérêt durablement bas. Une raison serait que le progrès technologique a ralenti. Cette vue est controversée. Elle contredit l’impression que la révolution des technologies de l’information et l’intelligence artificielle est en train de bouleverser les modes de production et la vie de tout un chacun. Elle accélère de manière spectaculaire les découvertes dans de nombreux domaines, pas uniquement scientifiques. Ces vues sont incompatibles, il reste à déterminer laquelle est erronée. En même temps, la mondialisation s’accompagne de rapides transferts de technologies qui élève la productivité dans de nombreux pays, y compris la Chine et l’Inde. Est-il possible que ces changements n’accroissent pas la productivité, et donc la croissance mondiale ?
L’autre raison avancée pour justifier l’hypothèse de stagnation séculaire est que l’épargne dépasse les besoins d’emprunt pour investissements au niveau mondial. Si le vieillissement de la population encourage l’accroissement de l’épargne, on n’en détecte pas la trace au niveau mondial. Du côté des investissements, il reste à déterminer si les opportunités ont réellement baissé ou si la faiblesse observée est une conséquence prolongée de la grande crise financière. L’assainissement provoqué par une récession pourrait évacuer les scories de la grande crise et ouvrir la voie à un retour à une croissance soutenue, à une reprise des investissements productifs et à une remontée des taux d’intérêt.
Si nous échappons à la récession, ce serait une bonne nouvelle. Mais on peut aussi la souhaiter, au risque de le regretter si elle se produit, bien sûr.