CHARLES WYPLOSZ
The Graduate Institute, Geneva
Plus de munitions dans les banques centrales ?
21 janvier 2019
Ben Bernanke, le précédent président de la Réserve Fédérale, a récemment défendu brillamment l’idée selon laquelle la banque centrale des États-Unis dispose de suffisamment de munitions pour faire face à un sérieux ralentissement économique. Même s’il s’est montré plus prudent en ce qui concerne la BCE et la Banque du Japon, c’est un exemple de plus des messages d qu’envoient les banques centrales qui affirment qu’elles peuvent face aux fluctuations de l’activité économique.
Pour appuyer sa démonstration, Ben Bernanke a cité un grand nombre d’études qui concluent que les nouveaux instruments inventés depuis 2009, en particulier les politiques d’assouplissement quantitatif (en anglais QE pour Quantitative Easing) et la communication relative à la trajectoire future des taux directeurs (en anglais, la forward guidance, terme adopté par la Banque de France) ont fait baisser les taux d’intérêt à long terme – ceux qui ont le plus d’impact sur l’activité économique – d’environ 1%. Ce n’est pas rien et c’est ce qui justifie la conclusion de Bernanke : quand les banques centrales ont réduit au minimum leurs taux courts, elles ne sont pas à court de munitions.
Ceci dit, nombreux sont les économistes qui restent sceptiques. Une première raison est que les résultats cités sont controversés. Des doutes concernent la manière dont ces effets sont mesurés et la précision des estimations. L’effet 1% ne peut pas être pris au pied de la lettre, ce peut être plus, ou moins, au zéro. Deuxièmement, ces effets ne diminuent-ils pas quand on sollicite de plus en plus les nouveaux instruments ? Troisièmement, le QE n’a-t-il pas d’effets secondaires indésirables ? Au départ, quelques critiques avaient annoncé que le QE, qui consiste pour la banque centrale à créer massivement des liquidités, allait conduire à une bouffée d’inflation, mais ces craintes n’étaient pas justifiées, comme on l’a vu. En effet, les liquidités créées par les banques centrales sont très largement restées détenues par les banques commerciales, sans vraiment circuler. Mais d’autres craintes subsistent. La baisse des rendements encourage les investisseurs à rechercher des placements plus rentables, donc plus risqués. En particulier, le QE s’est accompagné de hausses importantes des cours boursiers, qui ne reflètent pas des gains de productivité. Ces hausses permettent peut-être de faire repartir les dépenses d’investissement des entreprises, mais elles encouragent le financement de projets peu rentables, ce qui peut affaiblir la croissance future.
Enfin, et surtout, si les nouveaux instruments, y compris les taux négatifs, permettent de réduire les taux longs, sont-ils efficaces pour soutenir l’activité économique et pour faire remonter le taux d’inflation ? Là encore, les travaux récents répondent par l’affirmative, mais les résultats sont très imprécis. Une raison est que l’activité économique et l’inflation sont soumis à des nombreuses influences qu’il est difficile de séparer de la politique monétaire. À ce stade, on ne peut pas être entièrement rassuré que les nouveaux instruments sont à la hauteur des enjeux.
Face à ces débats très techniques, une observation toute simple s’impose. Durant des années, les bilans des banques centrales ont été multipliés par trois, quatre et plus, du jamais vu. Ils n’ont pas baissé, sauf très partiellement, en particulier aux États-Unis. Et qu’a-t-on vu ? La croissance reste faible et les taux d’inflation restent en dessous des objectifs annoncés par les banques centrales. (La croissance est plus élevée aux États-Unis, sans doute en réponse à une politique budgétaire expansionniste.)
Les taux d’intérêt négatifs constituent un autre précédent historique. Pour les économistes, zéro n’est qu’un nombre comme les autres, si bien que les taux négatifs n’ont rien d’extraordinaire. De plus, ce qui compte ce sont les taux réels, une fois déduit le taux d’inflation. Les taux réels sont négatifs lorsque le taux d’inflation dépasse le taux d’intérêt, ce qui se produit très souvent. Cette confusion est appelée une illusion. Cependant, le public trouve bizarre que vous puissiez devoir rémunérer des gens pour qu’ils acceptent que vous leur prêtiez de l’argent.
Comme pour le QE, l’efficacité des taux négatifs n’est pas solidement établie. Lorsque les liquidités sont surabondantes et que les prêts n’augmentent pas en proportion, on peut se demander pourquoi une baisse, nécessairement limitée, des taux en dessous de zéro, aurait un effet important. En ce qui concerne la zone euro et le Japon, les marchés financiers prédisent que les taux d’intérêt resteront négatifs durant les dix prochaines années. C’est tout de même inquiétant. Du coup, il se pourrait bien que les ménages et les entreprises, déjà censés souffir d’illusion, épargnent plus et empruntent moins, précisément l’inverse de ce souhaitent les banques centrales.
La forward guidance est le troisième élément des nouvelles politiques monétaires. Il s’agit pour les banques centrales de s’engager sur des longues périodes – un an ou beaucoup plus – à maintenir leurs taux d’intérêt inchangés ou à continuer le QE. Il est bien admis que ces engagements affectent les marchés financiers. Il reste à établir que les réactions des marchés financiers affectent la croissance et l’inflation.
Rien de ce qui précède ne suggère que l’adoption de politiques non-standard a été une erreur. Le simple fait que la grande crise financière n’ait pas provoqué une nouvelle Grande Dépression suffit à justifier l’utilisation de ces nouveaux instruments. Mais cela ne signifie que ces instruments seront suffisants pour juguler des ralentissements conjoncturels lorsque, au départ, les taux d’intérêt sont bas. Une fois que les taux auront atteint leurs niveaux minimum – que ce soit zéro ou moins – les banques centrales ne disposeront plus que des nouveaux instruments. Il est difficile d’imaginer qu’elles pourront multiplier par quatre la taille de leurs bilans après qu’elles ne soient pas parvenues à les diminuer, ou bien qu’elles seront prêtes à explorer des taux encore plus négatifs. Quelque peu mystérieusement, elles évoquent d’autres instruments, une admission implicite qu’elles ne sont aussi entièrement rassurées qu’elles ne le prétendent.
Tout ceci laisse l’inquiétante impression que les banques centrales sont en fait mal armées pour la suite. C’est d’autant plus inquiétant que, depuis quelques décennies, les banques centrales ont largement réussi à atténuer les fluctuations économiques. Désormais, les regards se tournent vers les gouvernements et la politique budgétaire pour suppléer à la politique monétaire. Mais ce n’est pas un hasard si la responsabilité de stabilisation macroéconomique a été confiée aux banques centrales. Les gouvernements sont généralement lents à réagir, la politique budgétaire est intensément politique, et la tendance naturelle est de creuser le déficit budgétaire en période de ralentissement sans atteindre le surplus quand tout va bien, poussant ainsi les dettes publiques inexorablement à la hausse. Il est entièrement possible de faire des progrès en matière de politique budgétaire, comme ce fut le cas pour la politique monétaire. Les pistes envisagées consistent à rendre la politique budgétaire automatique, au-delà des stabilisateurs automatiques qui sont trop faibles, et à mettre en place des contraintes sur les dettes publiques qui ne puissent pas être contournées. Malheureusement, les gouvernements détestent tout ce qui est automatique et contraignant.