CHARLES WYPLOSZ
The Graduate Institute, Geneva
Les petits chaperons rouges de Karlsruhe
10 mai 2020
La Cour Constitutionnelle allemande, qui siège à Karlsruhe – a émis un jugement le 5 mai sur les actions de la BCE durant la crise des dettes souveraines. Ces actions avaient été déclarées légales en 2018 par la Cour Européenne de Justice, basée à Luxembourg. Cette dernière avait été saisie par la Cour de Karlsruhe, qui s’était alors réservé le droit de reprendre la question après le jugement de sa collègue de Luxembourg. C’est ce qu’elle vient de faire.
Le jugement de Karlsruhe est sévère. Il considère que les interventions de la BCE durant la crise des dettes souveraines ne vont pas de soi. Il exige que la BCE explique que ses acquisitions de Bons du Trésor pour des centaines de milliard d’euros sont « proportionnelles » au problème qu’elle souhaitait résoudre. La BCE a trois mois pour s’expliquer. Ce jugement soulève des questions juridiques, économiques et politiques.
Il revient aux juristes d’évaluer ces jugement, et cela semble délicat. Plusieurs aspects sont en jeu, semble-t-il. D’abord celui de l’indépendance de la BCE, formellement garantie par le traité de Maastricht. Ensuite celui de la primauté, établie par les traités de l’UE, de la Cour Européenne sur les Cours nationales. Enfin la Cour de Karlsruhe peut-elle obliger le gouvernement allemand et la Bundesbank à suivre ses injonctions dans un domaine, la politique monétaire, qui lui est étranger ?
Sur le plan économique, en dehors de toute considération juridique, la situation est à la fois simple et baroque. Le traité de Maastricht interdit à la BCE de financer directement les gouvernements. Mais il l’autorise à acheter et vendre sur les marchés des bons du trésor émis par les gouvernements des pays membres. Ces actions sont en fait de la routine : c’est en intervenant ainsi que la BCE et la plupart des autres banques centrales, contrôlent les taux d’intérêt (c’est la loi de l’offre et de la demande, tout simplement). Ce qui chatouille les juges de Karlsruhe, c’est que la BCE peut ainsi acheter des bons émis précédemment pour financer indirectement les gouvernements, ce qui reviendrait à contourner l’interdiction de financement direct. C’est tout à fait concevable et bien compris. La réponse est que c’est l’intention qui compte.
En temps normal, les banques centrales se méfient comme de la peste des pressions amicales des gouvernements pour financer indirectement leurs déficits. Personne n’imagine que leurs interventions sur les marchés financiers ont un but autre que celui de contrôler les taux d’intérêt. L’intention est claire. Mais en temps de crise financière, il en va autrement. Lorsqu’en 2012 la BCE a acheté des tonnes de dette italienne, c’était officiellement pour mettre un terme aux craintes des marchés qui envisageaient la possibilité que l’Italie sorte de la zone euro. En pratique, il s’agissait de mettre un terme à la spéculation sur la dette italienne. Quand Mario Draghi a prononcé son célèbre « whatever it takes » il s’engageait à acheter, au besoin toute la dette italienne. Il n’a rien eu à faire, la spéculation s’est arrêtée net. Personne ne peut gagner ce petit jeu face à une banque centrale. Les intentions étaient claires : quand une banque centrale intervient ainsi en dernier ressort, elle exerce une responsabilité essentielle, celle d’assurer la stabilité financière. C’est ce que les juges de Karlsruhe ne semblent pas comprendre.
Les réactions qui ont suivi sont intéressantes. La Cour de Luxembourg a fait savoir que les cours nationales n’ont pas à accepter ou non ses décisions. La BCE a fait savoir qu’elle était responsable de ses actions devant le Parlement Européen et ne comptait pas se justifier vis à vis d’une cour quelle qu’elle soit, laissant la Bundesbank décider si elle veut expliquer la proportionnalité*. Le Ministre des Finances allemand a indiqué à ses collègues que c’était une question interne et que le gouvernement en faisait son affaire. Les marchés financiers ont réagi en faisant monter les taux d’intérêt sur la dette italienne.
Il y a enfin la question politique. La Cour de Karlsruhe a la (mauvaise) réputation de se préoccuper de politique. S’il en fallait une preuve supplémentaire, en voici une. Sollicitée par des juristes allemands connus pour leurs sentiments anti-européens, elle n’a pas voulu prendre le risque de se mettre à dos une partie de l’opinion publique allemande hostile à tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un financement de gouvernements impécunieux**. Sous couvert de se montrer sourcilleuse, elle pensait sans doute être habile. Elle a révélé la profondeur de son ignorance de la question économique dont elle traitait, et elle ouvert un dangereux précédent en matière juridique. Elle a surtout mal compris que les gouvernements européens actuels sont fermement attachés à l’intégration économique et financière.
Cela ne signifie pas, cependant, que les petits chaperons rouges de Karlsruhe se sont perdus dans la forêt. Leur jugement pourrait peser sur la BCE. À un moment où elle s’efforce de gérer la crise du Covid-19, la pire de son histoire, comme les autres banques centrales elle a besoin de prendre des mesures sans précédent. La décision de la Cour de Karlsruhe produit un bruit de fond désagréable. Le risque est que la BCE, déjà un peu en retrait par rapport aux autres grandes banques centrales, hésite trop longtemps à remplir son rôle de prêteur en dernier ressort. La remontée des taux italiens est un signal évident.