CHARLES WYPLOSZ
The Graduate Institute, Geneva
Enfin un retour à la normale pour la politique monétaire ?
8 mars 2021
Imaginez un monde où se produisent des équilibres multiples (pour les lecteurs non économistes : il s’agit de la possibilité que quelque chose advienne simplement parce que les gens pensent que ça va advenir, par exemple une crise financière). Dans un tel monde, les taux d’intérêt peuvent être bas parce que la banque centrale les a réduits et promet qu’elle les gardera bas. Et l’inflation est faible parce que les gens pensent qu’elle restera faible. Ils en sont convaincus parce qu’ils voient que les taux d’intérêt sont bas et concluent que la banque centrale ne pourra pas les abaisser encore plus pour essayer de faire remonter l’inflation.
D’excellents économistes, qui ont examiné cette situation de bas taux d’intérêt et d’inflation faible, mais qui ne raisonnent pas en termes d’équilibre multiple, ont imaginé une autre autre explication. Ils considèrent que le taux d’intérêt réel d’équilibre (en gros, le taux que doit viser en moyenne la banque centrale) est désormais durablement très faible, voire négatif, parce que le monde est entré dans une phase de stagnation séculaire, provoquée par une série de causes tel qu’une épargne mondiale élevée, la transition démographique, et des gains de productivité réduits. Cette hypothèse est fascinante. Mais les hypothèses doivent être soumises à évaluation empirique et, malheureusement, dans ce cas, il faut que beaucoup de temps passe avant de pouvoir tester l’existence de ces transformations de long terme. Des chercheurs tout aussi prestigieux ont utilisé des techniques sophistiquées pour mesurer l’évolution du taux d’intérêt réel d’équilibre, mais ces techniques ne prennent pas en compte la possibilité d’équilibres multiples.
L’opinion dominante s’est ralliée à cette hypothèse. Elle implique que les banques centrales ne peuvent plus faire remonter l’inflation parce qu’il leur est impossible d’abaisser suffisamment leurs taux d’intérêt. Il est tout à fait possible que, une fois n’est pas coutume, l’opinion dominante soit correcte. Mais peut-être pas. Comment le savoir ? Et bien, il se pourrait qu’on le sache bientôt.
Le plan de relance du Président Biden qui vient d’être approuvé par le Congrès prévoit un considérable accroissement en 2021 des dépenses publiques, de l’ordre de 9% du PIB, qui viennent s’ajouter aux quelques 20% mises en œuvre en 2020 par son prédécesseur. Ces augmentations sont gigantesques, il faut remonter à la seconde guerre mondiale pour observer quelque chose de semblable. En conséquence, l’économie américaine devrait connaître une croissance énorme d’ici un an, qui ferait remonter l’inflation. Jay Powell, le Président de la Réserve Fédérale, ne semble pas s’en émouvoir, ce qui agite beaucoup les marchés financiers, ces jours-ci. Ils imaginent déjà une bouffée d’inflation. Si, en effet, l’inflation augmente nettement, la Réserve Fédérale fera ce que font les banques centrales quand l’inflation accélère, elle augmentera ses taux d’intérêt.
Ce ne sera pas seulement le cas aux États-Unis. En effet, attirés par les taux d’intérêt élevés aux États-Unis, des quantités importantes de capitaux se porteront sur le dollar, qui s’appréciera. Mécaniquement le cours des autres monnaies baissera. Or, en principe, une dépréciation pousse les prix à la hausse, ce qui devrait aussi amener les autres banques centrales à faire remonter leurs taux d’intérêt.
C’est alors que l’on pourra découvrir quelle est la bonne hypothèse. Que l’inflation retombe rapidement au niveau actuel, les banques centrales feront redescendre les taux d’intérêt et l’opinion aujourd’hui dominante sera confirmée. Si, par contre, l’inflation se maintient à un niveau plus élevé, disons 2% ou 3%, malgré les taux d’intérêt accrus, alors nous seront revenus en terrain familier. Nous serons passé d’un équilibre à un autre, avec inflation et taux d’intérêt fermement positifs.
Mais pourquoi sommes-nous arrivés à l’équilibre actuel ? C’est une conséquence de la grande crise financière de 2008. Le secteur financier a alors été profondément secoué. Les banques centrales ont rapidement fait descendre leurs taux d’intérêt au minimum (zéro ou même en dessous), alors que l’inflation diminuait du fait de la récession. Incapables de baisser encore plus leurs taux d’intérêt, les banques centrales ont alors adopté une nouvelle approche. Elles ont distribué sur les marchés financiers de très importantes quantités de monnaie. L’opinion dominante de l’époque assurait que l’inflation allait vite remonter, et très haut. Ça ne s’est pas produit, car le secteur financier, fragilisé par la crise, a absorbé l’essentiel de ces liquidités. Comme ces liquidités n’ont pas atteint les consommateurs et les entreprises, elles n’ont pas été dépensées et, tout naturellement, l’inflation n’a pas vraiment bougé. Du coup, les banques centrales ont gardé leurs très bas taux d’intérêt beaucoup plus longtemps que prévu.
Ce qui change maintenant, c’est la forte réponse des politiques budgétaires à la pandémie. Les États-Unis sont déjà engagés à continuer cet effort pour éviter le retrait prématuré de 2010. Or, c’est ce retrait qui a produit l’équilibre avec basse inflation basse et faibles taux d’intérêt. Toute la question est de savoir si la manœuvre inverse, le maintien d’une politique budgétaire fortement stimulante, nous permettra de revenir à l’équilibre ancien. Un célèbre précédent suggère que ce pourrait être le cas. Le monde avait déjà glissé dans le même équilibre déprimé après la grande crise financière de 1929. Il y resté jusqu’à ce que le Président Roosevelt passe à l’action (et la seconde guerre mondiale a poursuivi sur cette lancée). Déjà à l’époque, comme maintenant, les tenants de l’opinion dominante avaient prédit un désastre imminent et ils se sont trompés.
Bien sûr, tout ceci n’est qu’une hypothèse, et elle pourrait être erronée comme bien d’autres. Mais elle est d’ores et déjà en phase de test, la réponse devrait arriver bientôt, enfin dans deux ou trois ans.