CHARLES WYPLOSZ
The Graduate Institute, Geneva
Et le dollar continue de régner
14 décembre 2019
Ces dernières années, Obama et Trump ont pris des décisions qui heurtent l’acceptabilité du dollar comme monnaie internationale, et pourtant il continue de dominer sans partage. Les alternatives parfois invoquées (le renmimbi chinois, l’euro, les DTS) restent des vœux pieux, qui ont toutes les chances de le demeurer pour bien des années, voire des décennies, à venir. Comme le disent les Américains, c’est notre problème, pas le leur.
Pour atteindre le statut international, une monnaie doit remplir quatre conditions :
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Sa valeur doit être stable, ce qui signifie un faible taux d’inflation.
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Elle doit appartenir à un grand pays, qui joue un rôle important dans les échanges commerciaux et financiers mondiaux.
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Elle doit être associée à des marchés financiers profonds, efficients et régis par des règlementations bien conçues et soumis à un système judiciaire impartial.
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Elle doit être vue comme un monopole bienveillant.
Pour défier la monnaie dominante, en plus de ces quatre conditions, une autre monnaie doit appartenir à une économie dynamique et le pays dominant doit commettre des erreurs qui remettent en cause le statut international de sa monnaie.
Pendant très dollar, le dollar a été un monopole bienveillant, même si, de temps à autre, les États-Unis faisaient usage de leur « privilège exorbitant » pour atteindre des objectifs économiques ou politiques. Les autorités américaines étaient conscientes que le statut international d’une monnaie n’est pas un don du ciel, mais qu’il doit être mérité jour après jour. Ainsi, durant la crise financière de 2008, elles ont traité les filiales américaines des banques étrangères comme elles traitaient leurs propres banques. Elles ont même mis en place un système de prêts automatiques en dollar – des accords de swap – aux banques centrales des pays qui abritent des grandes banques.
Mais depuis quelque temps, les États-Unis utilisent plus systématiquement le dollar à des fins politiques. Ainsi, dans le cadre d’un programme de lutte contre l’évasion fiscale, le gouvernement a adopté la loi FATCA qui oblige toutes les banques du monde de communiquer les dépôts de citoyens américains. Cette loi impose aussi des amendes pour les dépôts non signalés auparavant. Contraintes de choisir entre perdre l’accès au marché américain ou trahir leurs clients en les dénonçant au fisc, la plupart des banques étrangères ont préféré se soumettre. Les États-Unis ont également puni les banques étrangères qui ont contourné les sanctions qu’ils ont imposé à l’Iran après que Trump a annulé unilatéralement les accords avec ce pays co-signés par la Chine, la France, l’Allemagne, la Russie et la Grande-Bretagne. La puissance du dollar est telle que la Commission Européenne n’est pas arrivée à trouver la parade.
Ce sont là quelques exemples parmi d’autres des mesures d’extra-territorialité imposées par les États-Unis. Ces actions incitent à trouver un remplaçant au dollar, d’autant plus que le poids économique relatif des États-Unis diminue inexorablement étant donné la montée en puissance de l’Asie. Mais, aussi puissantes qu’elles soient, des incitations ne se transforment pas nécessairement en actions. Au vu de leurs tailles économiques, seules deux monnaies peuvent prétendre à défier le dollar : le renmimbi chinois et l’euro.
La Chine ne se cache pas d’avoir cette ambition. Il y a trois ans, après des années d’efforts, le renmimbi est devenu une partie du panier que constituent les Droits de Tirages Spéciaux (DTS) du Fonds Monétaire International. Les autorités chinoises étaient enthousiastes. Elles voyaient cet événement comme la première étape de la longue marche qui fera du renmimbi une monnaie internationale, peut-être même la monnaie internationale. Tout ceci montre que les autorités chinoises n’ont pas saisi ce qu’est une monnaie internationale. Le renmimbi n’est pas vraiment librement convertible. Ses grandes banques sont possédées par l’État. Ses marchés financiers restent soumis aux interventions du gouvernement, tout comme les réglementations qui manquent de transparence. Or une monnaie qui reste sous le contrôle d’un gouvernement, de plus dans un pays où le pouvoir n’a pas de limites, n’a aucune chance de devenir internationale. Rien n’indique que la situation va changer dans un avenir même éloigné.
En principe, l’euro pourrait concurrencer le dollar. D’ailleurs, lors de son lancement, un certain nombre d’observateurs pensaient que cette concurrence allait rapidement se mettre en place.[1] Vingt ans plus tard, cela n’a pas eu lieu. Au contraire, il semble que le rôle de l’euro, modeste depuis sa création, a diminué au cours de la dernière décennie.[2] Cela s’explique en partie par la crise des dettes souveraines qui a secoué la zone euro à partir de 2010. Cette crise à fait apparaître les nombreuses insuffisances de l’union monétaire : pas de planification pour faire face à des crises éventuelles, y compris l’absence de tout prêteur en dernier ressort, une supervision bancaire bien insuffisante, l’échec du pacte de stabilité qui devait assurer la discipline budgétaire, et la surprenante émergence de désaccords politiques. Le résultat ? La crise s’est répandue de manière contagieuse et la zone euro est retombée en récession au moment où elle se remettait de la crise financière. Les doutes qui ont surgi quant à la survie de l’euro ne pouvaient que diminuer le rôle international de l’euro. Depuis lors, des réformes ont été mises en place. Elles ont commencé à colmater les brèches, mais pas encore complètement. L’architecture de la zone euro demeure inachevée. Au vu des désaccords politiques qui persistent, en particulier entre le Nord et le Sud, on peut craindre que l’union bancaire ne sera pas achevée de sitôt, que l’unification des marchés financiers devra attendre et que la question de la discipline budgétaire ne sera pas tranchée dans un avenir proche. Tant que ces problèmes ne sont pas résolus, il est difficile d’imaginer que l’euro pourra prétendre devenir une monnaie internationale au-delà du voisinage immédiat de sa zone.
Finalement, depuis que Keynes a proposé une monnaie internationale sous les auspices du FMI, l’idée est régulièrement ressuscitée avec des propositions de confier ce rôle aux DTS. Mais les DTS ne sont pas une monnaie. Ils ne sont échangés qu’entre banques centrales et le Fonds ne peut en émettre de nouveaux qu’avec l’accord de ses membres, ce qui se produit rarement. Pour que les DTS deviennent une monnaie, deux étapes sont nécessaires. Il faudrait qu’ils circulent dans le secteur privé et que le FMI acquière les pouvoirs d’une banque centrale. Ce n’est pas près d’arriver. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les difficultés rencontrées par la BCE, qui pourtant sert seulement 19 pays qui sont similaires et profondément intégrés. On n’en est même pas à envisager les conditions pour que les DTS deviennent une monnaie internationale.
Au bout de compte, nous devons faire avec le dollar. Depuis qu’il a abandonné sa convertibilité or en 1971, le dollar a bien servi le monde, même si tout n’est pas parfait, loin de là. Durant cette période, la mondialisation construite sur le dollar, un niveau jamais vu d’intégration commerciale et financière, a permis à de nombreux pays jadis pauvres de devenir des économies émergentes. Jusque récemment, les États-Unis n’ont pas trop abusé leur privilège. Aujourd’hui, cependant, on peut craindre qu’ils ne le fassent de plus en plus, eu égard à la montée du protectionnisme et l’absence de concurrent potentiel. Le résultat pourrait bien être une dangereuse érosion de l’intégration commerciale et financière mondiale. Cette menace est-elle suffisante pour convaincre les dirigeants européens de sortir de leurs préoccupations domestiques pour réparer l’euro ?
[1] L’argumentation est développée par Richard Ports and Hélène Rey “The emergence of the euro as an international currency”, Economic Policy, 1998.
[2] Matteo Maggiori, Brent Neiman, and Jesse Schreger “The Rise of the Dollar and Fall of the Euro as International Currencies”, American Economic Review, May 2019.