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L’inflation : un autre échec de la profession des économistes

 

La poussée inflationniste a été un long chemin ardu, et ce n’est pas fini. Mais on peut déjà en tirer quelques leçons. Voici ma liste.

 

1. Prendre ses désirs pour des réalités domine les anticipations rationnelles.

Au départ, la poussée d’inflation allait être temporaire, Et puis, les taux d’intérêt allaient augmenter un peu. Ensuite, ils allaient augmenter encore mais ces hausses seraient bien vite annulées. Ces jours-ci, les taux élevés sont destinés à durer. À chaque étape, les prévisions des banques centrales et des marchés financiers étaient quasiment identiques, présentées avec la même assurance, et elles ont été erronées encore et encore. Depuis longtemps, on sait que les banques centrales n’aiment pas être des oiseaux de mauvais augure. Tout au long de l’année 2021, elles souhaitaient soutenir la reprise qui a suivi le refroidissement provoqué par la pandémie de Covid. Elles espéraient que tout allait bien de passer et leurs prévisions validaient leurs espoirs. Ou bien, était-ce l’inverse, leurs prévisions reflétaient leurs espoirs. Quant aux marchés financiers, ils avaient passé la décennie précédente à s’adapter aux bas taux d’intérêt et aux injections ultra-abondantes de liquidités. Ils n’avaient aucune envie de changer à nouveau leurs stratégies désormais bien rodées. Du coup, elles étaient ravies d’accepter les annonces des banques centrales, et de les reprendre à leur compte.

 

2. La mémoire courte des économistes.

L’inflation a disparu des écrans-radar durant les années 1980. Pour les économistes formés durant le quart de siècle suivant, l’inflation était un phénomène révolu, sans grand intérêt. La courbe de Phillips a été déclarée plate, point à la ligne. Les anciens que préoccupait la spirale inflationniste ont été ignorés, accusés de ne pas réaliser à quel point les banques centrales étaient devenu crédibles. Cette crédibilité était d’ailleurs confirmée par les prévisions d’inflation calculées à partir des courbes de rendement, qui reflétaient fidèlement les anticipations des marchés dominées par leurs désirs plutôt que par la réalité. Les prédictions selon lesquelles la poussée inflationniste allaient être temporaire étaient justifiées par la baisse des salaires réels, même si l’on sait que l’emploi et les salaires évoluent lentement. Évacuée la notion d’offre de travail, qui indique que les salaires réels augmentent quand l’emploi s’élève. Les employés allaient accepter les pertes de leur pouvoir d’achat car ils sont rationnels : comme la hausse des prix de l’énergie et des matières premières implique un transfert de revenus des pays importateurs vers les pays exportateurs qui se manifeste par une baisse de pouvoir d’achat. Peu importe que les profits aient explosé dans les entreprises qui bénéficient de ces hausses de prix. Pourtant, la théorie et l’expérience indiquent que les employés irrationnels vont vouloir rattraper leurs pertes de pouvoir d’achat, et qu’ils vont y parvenir.

 

3. Les modèles compliqués et fragiles remplacent les modèles simples et robustes.

Depuis une vingtaine d’années, les banques centrales ont abandonné leurs anciens modèles et adopté les modèles dits DSGE en anglais (modèles dynamiques en équilibre général stochastique). Ces modèles reposent sur des hypothèses discutables, qui présument que les agents économiques sont rationnels). Ils comportent une batterie de paramètres choisis pour que le modèle se conforme aux observations, un concept vague qui évite les estimations économétriques et les tests statistiques formels. Cette approche s’accorde bien avec la crise d’identification en économétrie qui remet en cause les estimations, mais comment savoir si les paramètres choisis sont fiables ? De plus, ces modèles sont guidés par des hypothèses sur ce que sera l’inflation dans quelques années. De fait, ils supposent que l’on sera revenu aux objectifs d’inflation des banques centrales. Cette hypothèse est conforme aux prévisions d’inflation calculés à partir des courbes de rendements, prévisions qui se sont systématiquement révélé fausses. Tout se tient. Par contre, les petits modèles de demande et d’offre agrégés, surtout ceux qui admettent une courbe de Phillips guidée par l’inflation passée, sont présentés comme vieillots. Pourtant, Blanchard et Bernanke ont récemment montré que ces modèles expliquent bien ce qui est en train de se passer, même si ces auteurs n'ont jamais critiqué les modèles DSGE qu’ils ont d’ailleurs bien utilisés dans leurs fonctions officielles précédentes. Pourquoi redécouvre-t-on ces modèles si tard ?

 

4. Les banques centrales indépendantes doivent être rigoureusement soumise à évaluation.

L’indépendance accordée aux banques centrales a été une étape essentielle vers des politiques monétaires de haute qualité. Les décisions sont désormais prises par des comités décisionnels largement constitués d’économistes hautement compétents et libres de préjugés politiques. Comment ont-ils pu tomber dans le piège de l’inflation temporaire et les erreurs de prévisions ? La réponse officielle est que nou vivons une période exceptionnelle. C’est exact. Mais pourquoi alors ont-ils alors cru leurs collaborateurs qui ont présenté les résultats de leurs modèles qui ignoraient des événements comme la pandémie, l’épargne massive qui a accompagné les confinements, les perturbations des chaînes d’approvisionnement globales et, enfin, l’invasion russe en Ukraine ? Il était patent, pourtant, que ces modèles étaient incapables de fournir de prévisions fiables. Rares ont été les membres des comités décisionnels qui se sont publiquement rebellés contre cette approche dénuée de bon sens. Parmi les explications possibles, on peut mentionner : la domination des comités par leurs gouverneurs, le raisonnement en vase clos, une compétence insuffisante qui bloque toute critique, ou une politique de communication qui privilégie le souci d’accord collégial. Mais l’indépendance exige une surveillance rigoureuse, pas seulement des justifications à postériori. Les comités décisionnels doivent être transparents pour permettre des critiques externes qui influencent les débats internes. C’est d’autant plus nécessaire que les marchés financiers sont influents.

 

5. Les gouvernements devraient s’occuper de leurs affaires.

Les gouvernements avaient tout à fait raison de vouloir atténuer l’impact économique de la pandémie et des autres secousses sur les citoyens les moins à même d’y faire face. Mais les déficits budgétaires qui ont suivi ont contribué à la poussée inflationniste. Les banques centrales auraient dû identifier cette implication et réagir en conséquence. Ce qui pose problème c’est la manière dont les gouvernements ont agi. Plusieurs d’entre eux ont fourni des subventions destinées à limiter la hausse des prix. Mais ils ne sont pas responsables du niveau des prix et devraient s’abstenir de le manipuler. Certes, ils ont raison de vouloir limiter les difficultés que posent les hausses de prix à certains ménages et de se préoccuper des effets redistributifs de ces chocs. Une solution est d’adopter des mesures soigneusement ciblées, y compris des subventions, à la différence de mesures qui offrent une protection à tous les citoyens. De toute façon, ces mesures sont par définition temporaires et donc ne peuvent qu’affecter le profil temporel de l’inflation.

 

6. Le ciblage d’inflation demeure la meilleure stratégie de politique monétaire, mais elle peut échouer occasionnellement.

Jusqu’en 2021, pendant trois décennies, le ciblage d’inflation a fait la preuve de son utilité. Cette stratégie est basée sur les prévisions d’inflation, qui ont été généralement raisonnablement précises quand les chocs étaient rares et modérés. Quand les prévisions sont devenu hautement incertaines et erronées, la stratégie a failli. C’est là sa principale faiblesse. Cette faiblesse a été aggravée par le temps qu’il a fallu aux banques centrales pour reconnaître l’impossibilité de faire des prévisions fiables et adapter la stratégie. Mais rien de cela ne justifie de remettre la stratégie en cause. Avant la pandémie, la Réserve Fédérale et d’autres banques centrales, avaient annoncé qu’elles allaient cibler la moyenne du taux d’inflation sur une longue période. À l’époque, cela semblait une bonne idée. Dans leurs efforts pour faire remonter l’inflation vers la cible, les banques centrales se sont retrouvées sans munition une fois qu’elles avaient abaissé leurs taux d’intérêt au niveau le plus bas possible. Essayer ainsi de faire monter le taux d’inflation anticipé semblait judicieux. À posteriori, cependant, ce changement apparaît impossible car il faudrait maintenant abaisser le taux d’inflation à un niveau extrêmement bas, peut-être même négatif, pendant plusieurs années. Cette modification était une réponse tactique pour faire à un épisode particulier, pas une amélioration stratégique. Il va falloir maintenant réfléchir à la manière de faire face à une montée soudaine de l’incertitude.

 

7. Les économistes devraient être humbles.

La débâcle des prévisions n’aurait jamais dû se produire. Cela concerne l’évolution de l’inflation mais aussi les annonces répétées d’un atterrissage dur, qui n’a toujours pas eu lieu. Il aurait dû paraître évident que des événements inhabituels produisent des effets inhabituels que les techniques habituelles de prévisions, depuis les modèles formels jusqu’à l’intuition des prévisionnistes, ne pouvaient qu’échouer. Il a toujours été étrange que les prévisionnistes ne publient pas les écarts-type de leurs annonces. Ces écarts-type auraient été erronées pour les mêmes raisons, mais c’est une pratique qui devrait s’imposer. Les prévisionnistes auraient dû reconnaître et signaler l’incongruité de la situation. Et des désaccords entre prévisionnistes auraient dû apparaître rapidement. Pourquoi n’est-ce pas ce que nous avons vu ? Peut-être qu’ils ne veulent pas prendre le risque d’avouer leur ignorance pour des raisons commerciales. Ou bien, pire, peut-être croient-ils sincèrement à la validité de leurs modèles et de leurs procédures. Et bien, il est grand temps que ça change. Une autre interprétation possible est qu’il vaut bien aller avec le flot, même si cela implique d’aller dans la mauvaise direction. La profession ferait bien d’admettre que sa boule de cristal n’est pas toujours infaillible. En fait, ce ne sont pas seulement les prévisionnistes qui se sont réunis autout d’annonces erronées. La plupart des experts en vogue, que ce soient des universitaires hautement réputés ou les spécialistes de la presse, ont donné l’impression qu’il existait un consensus professionnel, même si quelques voix isolées se sont manifestées, pour être soigneusement ignorées. Dans un contexte d’incertitude massive, les prévisions étaient devenu quasi-impossibles. Tous les économistes qui se sont exprimés publiquement auraient dû faire preuve d’humilité.

 

Conclusions

La profession, dans son ensemble, aurait débattre des différentes évolutions potentielles au lieu de se réunir autour d’affirmations influentes. Rares sont ceux qui ont reconnu leurs erreurs. La plupart des influenceurs continuent à s’exprimer en public, comme s’ils restent confiants dans leurs boules de cristal. Sans surprise, on continue de les écouter avec respect.

 

Tout ceci nous rappelle la crise financière mondiale de 2007-8. Même si les médias et la profession ont passé sous silence à quel point cette crise a été une surprise, le public s’en est bien rendu compte. Le résultat a été une perte de confiance envers les économistes et, plus généralement, les élites. Le populisme s’est développé. La suite comprend, entre autres, Trump, le Brexit, les théories conspirationnistes. Certes, le lien de cause à effet n’est pas démontré, mais le prix de cette évolution a été gigantesque. Ce serait une illusion de s’imaginer que ça ne va continuer.

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